Le refuge

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Trois mois s’étaient écoulés depuis la mise en service de la station Explorer’s Anchorage. A une distance d’à peine 3,66 années-lumière du centre de la voie lactée, c’était, pour la population du système Stuemeae FG-Y d7561, trois longs mois isolés de toute vie. Actuellement, la colonie sur la station de type Ocellus ne s’élevait qu’à 750 mille habitants pour une capacité totale d’environs 150 millions… Malgré que la population s’était regroupée dans quelques secteurs seulement, la station paraissait abandonnée par bien des endroits. Une impression assez compréhensible quand les installations neuves de la station n’étaient occupées qu’à 0,5% de sa capacité totale.

C’était là un sentiment très particulier, qu’Holly Colson arrivait difficilement à surpasser. Elle qui venait d’une région du centre de la bulle humaine, à quelques années-lumières seulement du système Sol. L’excitation du début s’était rapidement dissipée au profit d’angoisses et d’insomnies. C’était bien simple, Holly ne dormait plus sans ses comprimés.

Mais cette absence de vie dans la station n’était finalement pas le pire… Non, le plus pénible, c’était cet isolement. La solitude dans toute son intensité. Faire partie d’une colonie recluse, si loin du berceau de l’humanité, était véritablement vertigineux pour une simple civile. Leur plus proche voisin était Jaques Station, dans le système Colonia, soit à plus de onze mille années-lumières. Pour Holly Colson, cette distance demeurait tellement abstraite et quelque peu terrifiante. Il faut dire qu’elle était une enfant de planète. Elle avait grandi essentiellement sur des astres rocheux suivant les contrats de son père qui dirigeait une entreprise minière notoire. Pas étonnant qu’elle ait fini par étudier des cailloux.

***

Holly Colson était une éminente géologue. Ce n’était pas pour rien que l’expédition Distant Worlds II l’avait contacté pour faire partie intégrante du voyage. La première phase de sa mission était de traiter des données et résultats d’analyses récoltés durant l’expédition. Une fois arrivée dans le périmètre de la destination, elle entamait la seconde phase, soit chercher avec un groupe pluri-disciplinaire d’une vingtaine de scientifiques un système propice à l’installation d’une station. Le rôle premier de cette station, l’Explorer’s Anchorage, serait un relais scientifique pour étudier d’au plus près Sagittarius A*, le trou noir au centre de la galaxie. Mais la station serait également et inévitablement un refuge pour les explorateurs audacieux. Ensuite, dans une troisième phase, elle devait être amenée à diriger un groupe de pionniers sur un astre terraformable pour en modifier l’atmosphère et la rendre ainsi respirable pour l’Homme. Mais cette dernière partie de la mission s’était achevée prématurément. En effet, après plusieurs jours de recherches, ils avaient trouvé un système avec une planète tellurique, soit une planète déjà terraformée. Une chance pour l’expédition qui gagnait là des décennies de reconstruction de l’atmosphère. Mais une tuile pour la géologue. La planète étant déjà « prête » à accueillir les colons, cela signifiait que son rôle dans l’expédition était grandement diminué pour ne pas dire achevé. Ainsi, Holly vaguait indéfiniment dans la station à attendre un hypothétique ordre de mission qui n’arriverait plus. Mais curieusement, malgré cette planète tellurique, la conseillère Magnolia Gill, administratrice de la station, tardait à donner l’ordre de s’y rendre. À part une campagne d’observations orbitales, aucune expédition ne s’y était encore aventurée faute d’autorisation administrative du consortium institutionnel. Divers obscurs conflits ressurgirent entre la Fédération et l’Empire. Du coup, sur l’Explorer’s Anchorage, ils attendaient. Et Holly Colson entretenait un espoir d’étudier une autre planète du système. Officieusement, elle avait eu vent de problèmes protocolaires concernant la colonisation d’un monde abritant sans doute déjà une Vie. 

Quoi qu’il en soit, cette situation s’éternisait depuis quelques longues semaines. Holly avait tenté quelque incursion chez la conseillère, argumentant l’importance de prendre de l’avance en allant se poser sur les autres astres du système, ceux où elle avait un rôle à jouer, mais ses demandes revenaient toujours avec la même réponse formatée :

La priorité est donnée à la planète tellurique Stuemeae FG-Y d7561 CD 4, tous les effectifs doivent être présents et parés à décoller lorsque nous recevrons l’autorisation d’y atterrir.

Merci pour l’engagement que vous faites part à notre mission.

La conseillère Magnolia Gill

C’est ainsi que, tous les soirs, Holly se retrouvait accoudée aux différents bars de son secteur cherchant un peu de sociabilisation. Les bars étaient pratiquement les seuls lieux de la station où régnaient un peu de vie. Alors, d’un bar à l’autre, elle s’y rendait de plus en plus souvent. En y restant de plus en plus longtemps. En y buvant de plus en plus de verres. Ce soir-là, la géologue s’était arrêtée au Little Black Door. Comme son nom l’indiquait involontairement, l’endroit était quelques-uns peu sinistre. Le décor singeait une sorte de jazz-bar de mauvais goût. Tout brillait de mille feux, tout était clinquant, mais tout était artificiel et presque embarrassant. Même l’ennui qui y régnait transpirait le factice. Parfois, ici et là, quelques éclats de rire, mais la trentaine de personnes présentes étaient souvent seule face à leur verre presque vide. Surplombant la pièce, il y avait une petite scène qui attendait désespérément d’accueillir son premier musicien. Mais à la place, une installation sonore diffusait une sorte de jazz déformé par de multiples influences musicales galactiques qui ne ressemblait plus à grand chose. Holly commanda un Gin artificiel aromatisé au tonic. Le barman lui servit son verre avec une épaisse couche de glace et un petit bol d’olives aux formes sphériques trop parfaites pour être véritables. Elle prenait quelques notes frénétiquement sur son terminal. Butée, la géologue cherchait encore et toujours un moyen de convaincre la conseillère. C’était surtout un moyen d’occuper son esprit. 

— Madame Colson ?
La géologue était tellement focalisée sur ses réflexions que l’homme dû réitérer sa requête avec un accent qu’il ne sut plus dissimuler : « Madame Colson ? Hugo Coenen, pilote indépendant dit-il en proposant avec insistance sa main droite comme le font habituellement les habitants de planètes telluriques. Je vous cherche depuis quelques jours maintenant, puis-je m’asseoir à votre table ? »
— Euh… Oui… oui, bien sûr, répondit Holly intriguée par cet homme trapus au visage anguleux et à la large mâchoire. Vous buvez quelque chose ? demanda-t-elle en lui rendant la main.
— Non merci, c’est bien aimable.
— Comme vous-voulez, dit-elle en prenant une gorgée de son breuvage bien frappé. L’homme attendit patiemment qu’elle avale sa boisson. Et donc, que me voulez-vous ? finit-elle par demander.
— Parlons un peu moins fort si vous voulez bien… J’irais droit au but, plusieurs rumeurs indiqueraient que vous voudriez descendre sur CD4…

Le pilote fit une pause, il attendait une confirmation pour aller plus loin dans ses explications.
— C’est inexacte… répondit-elle brièvement.
— Ah… Dans ce cas, je ne vous dérange pas plus longtemps. Le pilote se leva avec détermination et s’apprêtait à quitter les lieux sans se retourner quand Holly émit un « mais… ». Debout, Coenen la regarda à travers ses petits yeux noirs, se rassit et dit à la limite du murmure :
— Je ne comprends pas.
— C’est inexacte que je veux me rendre sur CD4. Mais je cherche bien… à me rendre sur une autre planète. Là où j’aurai… quelque chose à faire.
Par son état d’ébriété, Holly avait du mal à trouver ses mots.
— Pourtant nous aurions bien besoin de vous sur CD4, dit le pilote en sentant qu’il en avait trop dit.
— « Nous » ? De quoi… parlez-vous ? L’accès sur CD4 est… interdit, non ?…
Holly vit le pilote faire une légère grimace.
— En effet… dit-il, fixant son interlocutrice dans les yeux. Je comprends que cela ne vous intéresse pas, je vais vous laisser, on m’attend.

Holly se retrouva seule et demanda au barman de lui remplir son verre. Elle était tout de même encore assez clairvoyante pour être interloquée par les propos du pilote. Où voulait-il en venir ? Quel serait son rôle si elle prenait part à l’expédition sur CD4 ? Quelles seraient les conséquences de cette mission clandestine ? Les réflexions fusèrent dans son esprit, mais bientôt, elle perdit le fil de ses pensées. Holly ne savait plus combien de verre elle avait bu. L’alcool était de mauvaise qualité et lui cognait le crâne de l’intérieur. Elle ingurgita la dernière gorgée avec laquelle elle avala ses cachets. La géologue se traîna, titubante, dans les couloirs déserts et sur-éclairés jusqu’à sa cabine privée. Il était rare de croiser d’autres habitants de la station. Faisant parti de la première vague à s’être installée, elle avait pu choisir une cabine de classe A, soit une cabine deux pièces avec vue. Accolée à la grande baie vitrée face au néant perforé de milliard de points lumineux, des angoisses refirent surface. Comme un sentiment d’abandon le plus total. Si loin de l’humanité. Elle avait parcouru un peu moins de trente mille années-lumière pour, en fin de compte, se sentir profondément inutile. Un être humain superflu, sans but, sans avenir, que la station négligeait. Un parasite.

A recommencer, elle choisirait une cabine sans vue…

***

Trois jours que la géologue cherchait Hugo Coenen. Elle avait écumé tous les bars de la station. Tous sans exception. Mais impossible à le trouver. Elle interrogea les barmans avec lesquels elle avait quelques rapports amicaux. Personne ne l’avait aperçu. Pire que ça, sa description ne fit écho à personne. Par sa discrétion, il était littéralement invisible envers les autres habitants. Elle écouta discrètement quelques discussions ici et là espérant découvrir le groupuscule que le pilote lui avait malencontreusement évoqué. Elle entendit beaucoup de connerie, mais rien n’y faisait référence. Le registre des pilotes n’indiqua aucun vaisseau au nom du pilote. Holly n’avait, pour ainsi dire, aucune piste. Mais elle ne se découragea pas. Elle était décidée maintenant. Elle partirait pour CD4. Puis, au détour d’un couloir menant aux docks d’appontage, elle aperçu sa silhouette. La même carrure. Le même accent. Cette même démarche. La géologue l’approcha n’y croyant plus. Mais avant qu’elle prononce son nom, avant qu’elle le saisisse délicatement par le bras, le pilote se retourna et lui fit signe de la tête d’avancer devant lui. Holly obéit et il lui emboîta le pas.
— Ne t’arrête pas, dit-il avec son accent.
— Ok, répondit-elle.
— Alors, décidée de nous rejoindre ?
— Evidemment.
Le pilote sourit et répéta : « Evidemment »

Coenen l’amena dans une remise près des docks pour lui expliquer le topo. Le départ était prévu cette nuit. Le groupe de colon clandestin était enfin prêt et complet. Ils allaient devoir faucher un vaisseau. Un petit transporteur affrété pour le minage si possible. Le pilote avait ciblé un Lakon Type-7 posé sur le dock #11 qui devait partir dans quelques heures. Holly demanda pourquoi fallait-il voler un vaisseau. Ce à quoi le pilote répondit qu’il n’en avait simplement pas. Un peu étonnée, elle ne chercha cependant pas à en savoir plus. Elle comprit toute seule que ce n’était pas vraiment le moment. L’entièreté du groupe était déjà cachée dans des conteneurs vides que le commandant du Type-7 allait charger à son insu dans la soute suivant la procédure habituelle. Une fois sorti de la station, le pilote aurait moins d’une minute pour subtiliser les commandes du vaisseau. Il fallait attendre que le Type-7 soit en dehors du périmètre de sécurité de la station, mais avant qu’il engage le réacteur FSD. La dernière phase délicate serait l’approche planétaire et l’atterrissage. Il ne fallait surtout pas endommager le vaisseau. Le Type-7 serait leur seul refuge sur la planète le temps d’installer les premiers modules d’habitation contenu dans certains conteneurs. Et surtout, la première balise territoriale qui permettrait, selon l’art. 17 du PEC (protocole d’exploration colonial), de revendiquer le territoire primaire. 

Il ne restait plus qu’à Holly et le pilote de se cacher dans le dernier conteneur.

***

Le vaisseau s’était stabilisé. Coenen devait désormais avoir pris les commandes. Holly prit le risque de sortir du conteneur dans lequel elle était cachée depuis presque huit heures maintenant. Elle en avait des courbatures, comme si elle s’était battue. À son grand étonnement, la soute était vide. Il n’y avait aucun autre conteneur. Le géologue commença à paniquer. Où étaient passés les autres membres du groupe ? Et les modules d’habitation ? Elle s’aventura hors de la soute, cherchant à accéder au cockpit pour trouver Coenen. Les propulseurs du vaisseau étaient à l’arrêt. Il y régnait un silence sourd provoqué par le système d’aération. Elle aperçut enfin l’écoutille qui menait au cockpit, mais il était verrouillé. Holly frappa d’abord discrètement, mais finit par hurler le nom du pilote en tapant des poings. Aucune réponse. Elle n’avait aucune visibilité sur l’extérieur. Ils étaient peut-être déjà posés sur CD4. Elle fouilla chaque cabine du vaisseau jusqu’à tomber sur ce qui semblait être le commandant du Type-7. Il était mort. La direction que prenait sa nuque le prouvait sans équivoque. Coenen devait être quelque part. Il lui devait quelques explications. Un sentiment de trahison commença à l’envahir. En quittant la cabine, elle tomba sur cette silhouette trapue de Terrien. Elle se saisit et voulu l’empoigner dans la foulée. Mais il l’esquiva avec aisance. Holly perdu l’équilibre et tomba à genoux. 

— Mais qu’est-ce que vous avez fait ? demanda-t-il d’un ton presque menaçant.
— Qu’est ce que VOUS avez fait ?! rétorqua-elle.
— Moi, rien…, dit-il en murmurant.
— Vous être un cinglé Coenen, vous m’avez manipulé, il n’y a jamais eu de groupe ! Il n’y a que nous deux dans ce putain de vaisseau !
— C’est inexacte.
— Comment ça, inexacte ?
— En effet, vous êtes toute seule…
— Qu’est-ce que vous dites-là ? répondit Holly avec frayeur.
— Vous. Etes. Toute. Seule. Je ne suis pas là…
— Je… Mais… Vous… vous êtes… C’est vous qui m’avez fait venir !
— C’est inexacte, Holly. Holly Colson. H.C.
— Où voulez-vous en venir ? Holly commença à sangloter.
— H.C. Hugo Coenen… Je suis le fruit de votre imagination.

La géologue ne trouva aucun son à produire.
— Faites attention en posant l’appareil sur CD4. Vous avez fait preuve de beaucoup de persévérance mental pour vous retrouver ici, ainsi que d’une force physique impressionnante en tuant de vos mains le commandant du vaisseau. Vous êtes une battante. Vous y arriverez. J’en suis sûr.
Le pilote fit une pause et fini par dire devant la jeune femme abasourdie :
— Je vais vous laisser maintenant. Vous n’avez plus besoin de moi. Bonne chance Holly.

***

Holly plaqua la main du commandant, qu’elle avait arrachée au corps, sur le pavé tactile de l’écoutille du cockpit. La porte coulissa lui offrant un fabuleux spectacle sur la planète Stuemeae FG-Y d7561 CD 4. Elle n’avait d’autre choix que de s’y rendre maintenant. Tout retour à la station était impensable. C’était le jugement pénal qui l’attendait. Elle s’assit dans le fauteuil du commandant et tâcha de se remémorer ses cours de pilotage élémentaires. Elle activa toutes les aides à l’atterrissage et poussa enfin la manette de gaz.

***

Le vaisseau avait subi beaucoup de dégâts. Le plus difficile fut l’arrivée dans l’atmosphère, la technique de vol n’était plus du tout la même que dans le vide de l’espace. Même si théoriquement, elle le savait, c’était la première fois qu’elle mettait cela en pratique. Et sans expérience, la conséquence était inévitablement le crash qu’elle venait de subir. Les aides au pilotage n’avaient pas su récupérer les manœuvres hasardeuses de la pilote de fortune. Le Type-7 ne décollerait plus, mais Holly allait encore pouvoir utiliser le vaisseau comme refuge, du moins, durant un certain temps. 

La géologue se trouvait maintenant derrière l’ouverture de la soute arrière. Prête à sortir dehors. Pour la première fois, elle allait fouler le sol d’une planète atmosphérique et respirer de l’oxygène naturel. Holly enclencha l’ouverture. La grande plateforme se baissa doucement créant une baie grandissante par laquelle s’engouffrait des rayons lumineux. La lumière l’aveugla. Elle porta instinctivement la main devant ses yeux pour faire écran quand la baie fut assez grande pour qu’une brise puisse lui parvenir. Elle huma cet air et se mit à sangloter tel un nouveau-né. Elle n’avait encore rien vu, ses yeux étaient encore fermés, mais ce parfum originel mit tous ses sens en émoi. Des émotions impossibles à contenir. Cet air, chargé de tellement d’odeurs, portait en lui l’Histoire de la planète. Holly était seule et sans doute encore bien plus que sur la station et elle s’avança vers la rampe d’accès maintenant complètement déployée. C’est déterminée qu’elle posa son premier pas sur la planète CD4. 

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